« Il parle doucement et avec peu de mots.
Lugera est un village de 2500 habitants dont la richesse est l’élevage. Les enfants emmènent les bêtes paître de l’autre côté de l’Omo. Les ânes sont réservés pour les fêtes et ne sont pas utilisés pour le portage au quotidien qui lui est assuré par les femmes (bois, eau). C’est une tradition de porter dit-il.
Animistes, les Hamers peuvent avoir deux ou trois femmes en fonction de leurs moyens pour assurer la dot.
Ils utilisent pour se soigner des plantes naturelles et quelques personnes les connaissent plus particulièrement. Il y a aussi un dispensaire à Turmi.
La personne la plus âgée a 80 ans.
Ils sont trois chefs au village qui sont écoutés et font respecter les règles. Lui s’occupe des relations avec le gouvernement. Mais au village tout le monde a sa part de responsabilité.
A-t-il entendu parler de ce qui se passe dans le monde, de la pollution ? Non répond-il car les Hamers n’ont pas de moyen de communication.
Que pense t-il des touristes qui ne viennent qu’une heure pour visiter le village ? Il accueille toutes les personnes qui viennent quelle que soit la durée de leur séjour que ce soit 10 mn, une heure ou trois jours. Il ne juge pas dit-il.
Trois garçons du village vont au collège à 30 kms de là. IL n’y a encore aucun jeune qui fréquente l’université et peut ainsi ramener des images du monde. Séguido le traducteur qui est en 11ème classe déclare qu’il veut continuer ses études puis revenir au village.
Marc conclut cet entretien en célébrant l’état d’esprit du chef de vivre dans l’amour. »
Janik et Chantal, installées avec leurs instruments, apprennent à trois anciens dont le chef Galé à tenir la guitare et l’accordéon. Ils sont concentrés et le sourire vient avec les sons qui sortent. Caravaniers et quelques hommes du village les regardent avec chaleur.
Les saluts deviennent spontanés entre les villageois et les caravaniers. Les enfants se mettent en petit groupe autour d’un ou deux caravaniers. Leurs sollicitations pour un tee shirt, un savon ou un stylo sont devenus plus douces.
Les jeunes ont prévu de danser pour notre départ. Il est 8h30. C’est la même danse que l’autre soir mais l’ambiance semble plus guindée, nous ne retrouvons pas l’intimité entre eux que nous avions ressentie. Puis une caravanière se joint à la danse et petit à petit ce sont des groupes mixtes éthiopiens caravaniers qui vont à la rencontre des uns et des autres. L’ambiance s’est détendue. Les femmes, d’un côté du cercle, vont inviter les hommes, caravaniers et Hamers confondus. Les nuages disparaissent, le soleil monte et il commence à faire chaud. Le cercle s’est transformé en une danse entre « copains » d’un jour. Nos maladresses font bien sur un peu sourire mais une complicité dans la danse commence.
« Pour faire suite aux soins donnés aux enfants depuis notre arrivée, Marie-Claire et Marie-Claude rencontrent quelques femmes pour échanger sur les soins aux enfants, toujours avec l’aide de Seguido et Abédjié pour la traduction. L’entretien se fait à l’ombre d’un grand arbre entouré de nombreux hommes jeunes et vieux. Certains tiennent dans les bras leur enfant ou jouent avec, tout en suivant l’échange. Les femmes sont attentives.
Elles félicitent les femmes sur la bonne santé de leurs enfants et donnent quelques suggestions pour le soin des yeux en plus de leurs remèdes naturels habituels ; elles peuvent utiliser le lait maternel pour les nettoyer ou encore de l’eau bouillie.
Les femmes ont recours aux plantes pour les soins bénins et vont au dispensaire pour les soins plus importants. Dans le village, plusieurs personnes ont une bonne connaissance des plantes. Les femmes massent les bébés, qu’elles allaitent exclusivement jusqu’à environ 6 mois.
Ce sont exclusivement elles qui s’occupent des enfants, même si nous avons observé à plusieurs reprises des hommes attentifs à leurs enfants. Elles sont aussi curieuses de savoir comment nous nous occupons de nos enfants.
Cet échange trop court se fait dans la simplicité et remplit le cœur de chacun. »
Trois jours dans ce village c’est bien sur un peu rapide mais cela a permis d’aller un peu plus loin dans la rencontre entre nos deux cultures. Nous quittons de belles personnes et l’odeur si particulière du mélange de beurre et de terre utilisé sur leurs cheveux.
Vers 10h le car s’ébranle pour rejoindre sa prochaine étape Jinka, dernière ville du sud de 100 000 habitants, où nous passerons la nuit. Après une montée impossible en bus, nous découvrons un camping à flanc de colline, très arboré, avec des emplacements en terrasse.
Nous prenons notre pique-nique à Diméka. Le patron du restaurant est tendu, peu aimable avec nous. Marc pose trois capsules sur le dos de sa main, les lance et les rattrape une par une. Il propose au patron d’essayer. Intrigué ce dernier accepte, rate son coup et éclate de rire. L’orage est passé !
Après ces trois jours auprès des Hamers, nombre de questions m’assaillent, viennent bousculer mon cerveau d’occidental pétri de culture judéo-chrétienne.
Ces villageois nous ont accueillis avec enthousiasme, chants et danses partagés. La joie semble un état d’être chez eux.
Et pourtant,
Nous avons vu ces femmes chargées de lourds ballots remonter à pied du marché alors qu’ils possèdent de nombreux ânes.
Malgré les liens tissés et les nombreux partages, le piano, nos chants et danses communs, les soins que nous leur avons prodigués, jusqu’au dernier moment ils auront mendié, nous réclamant de l’argent, notre chemise, du savon…
Les hommes élèvent les enfants à la baguette, utilisant avec brutalité de longues et fines badines pour les fouetter. Mais je n’oublierai pas l’attitude de ce père, faisant preuve d’une infinie tendresse pour calmer son bébé afin que Marie-Claire lui nettoie les yeux.
Et cette tradition de flageller les femmes avant la cérémonie du sauter de vaches, l’Oukali. Les femmes semblent avoir un poids très important dans la conduite de la communauté, or ce sont elles qui entretiennent cette tradition, font monter l’ambiance alors que les hommes restent calmes, vont dans un état proche de la transe chercher les garçons pour se faire fouetter et en gardent la trace indélébile toute leur vie dans le dos.
Quel regard porter sur cette tradition qui, encore une fois, fait souffrir les femmes ? Femmes qui par ailleurs ont l’air souvent joyeuses ? En assistant à cette cérémonie, j’ai ressenti cette énergie sauvage, primitive, qui m’a mis mal à l’aise.
Et pourtant,
Cette énergie sauvage, nous l’avons tous en nous, mais la refoulons bien souvent. Et notre société « civilisée » ne permet pas de la libérer, préférant la refouler au motif que nous sommes évolués. Du coup, elle se manifeste sous de multiples formes, (jeux vidéos, films d’horreur, violences conjugales, …).
Chez les Hamers, même s’il m’est insupportable de voir des femmes frappées et blessées de la sorte, cette énergie peut s’exprimer librement dans le cadre de cette cérémonie. Ainsi, n’a-t-elle peut-être pas besoin de s’exprimer par ailleurs ?
Qui a raison ? Où est le juste milieu ? Je ne sais pas, mais ce que m’enseigne cette expérience, c’est une nouvelle fois de ne pas juger les autres, c’est surtout de reconnaître qu’il y a en nous aussi bien cette énergie et cette violence sauvages que l’énergie d’amour la plus grande et la plus douce, que l’ombre et la lumière sont présents en nous, et que c’est à nous de décider de ce que nous en faisons.
Antoine