Ce matin, il ne pleut plus, nous rejoignons le campement pour prendre notre petit déjeuner. Un groupe d’Italiens y est installé. Sponsorisé par la marque de scooter Piaggio, ils font un rallye en Touk Touk « à la découverte des tribus » dans le sud est de l’Ethiopie. Parmi eux, deux cameramen viennent rencontrer Marc et l’interviewent. Ils découvrent « la Caravane amoureuse », sa philosophie et ses objectifs. Marc accepte de jouer sur le pick-up et de déambuler à travers le village pour leur reportage.
Les sacs sont bouclés, les tentes pliées, nous partons pour le nord.
Après les routes sinueuses, nous arrivons sur un plateau et sa route rectiligne bordées de champs de coton. Soudain, nous apercevons un avion en train d’effectuer un épandage chimique.
La route remonte et nous retrouvons les cultures en terrasse caractéristiques du pays Konso : 34 villages, 300 000 habitants répartis en neuf clans qui vivent en harmonie. Nous visitons le village de Gamaie et découvrons le mode de vie de ses habitants : par exemple, tous les dix huit ans un nouvel arbre est planté sur la place du village pour symboliser l’arrivée d’une nouvelle génération. Les plus anciens ne connaissent pas leur âge mais savent combien d’arbres ils ont vu planter.
Le village est un dédale de ruelle serpentant entre murs de pierres et de bois. Il est fortifié, ceint d'une muraille de pierre. A chaque fois qu'il a fallu agrandir le village en raison de l'augmentation de sa population, une nouvelle enceinte a été construite. Ainsi, le village est constitué d'enceintes successives.
Tout à coup, la pluie nous oblige à nous replier dans le bus. Le concert ne peut avoir lieu car le temps est trop incertain.
Une éclaircie nous permet de monter jusqu’au musée sur la culture Konso, lieu d’exposition des wakas. Ce sont des statues funéraires érigées en l’honneur des notables défunts… Ce musée a été construit par des français.
Après le pique nique, nous repartons en direction de Arba Minch.
La route est longue, soudain, devant nous, un embouteillage. Mais que se passe-t-il ? Nous descendons du bus puis remontons la file de véhicules arrêtés pour comprendre : cette partie de route est en travaux, la circulation se fait sur une seule voie et là, deux énormes camions se font face sur la route. Les places de dégagement prévues ne sont pas assez grandes pour que l’un des deux puisse se garer : il faudrait dégager deux tas de terre gravillonnées. Pas de pelle, un jeune muni d’une pique en fer attaque le premier tas, les caravaniers se mettent au travail avec les mains. D’autres personnes se joignent à eux. Hamtou, un des membres de l’équipe d’Abéjié, part chercher les boîtes de conserve vides (qui faisaient office de pied de table) et enfin, le travail de déblaiement devient efficace ! Pour tromper l’attente, Chantal et son accordéon déambulent le long de la file de véhicules arrêtés suscitant l’intérêt de leurs passagers. Les téléphones portables crépitent pour prendre en photo ce personnage incongru. Grâce à toute cette énergie déployée, la circulation reprend après plus d’une heure d’arrêt, la nuit est tombée. Nous sommes soulagés !
Nous arrivons à l’hôtel à 20h30
Après un « arrêt technique », Chantal reprend sa place dans le car quand soudain elle sent une piqûre sur la cuisse, un insecte sans doute. Elle écrase la « bête » et reconnait un scorpion. Christine chauffe la piqûre avec une cigarette puis Marie-Claude applique l’Aspi venin. Un moment de frayeur mais sans conséquence : ce scorpion n’est pas dangereux. Ouf !
Depuis notre arrivée en Ethiopie, Abéjie et son l’équipe nous apportent un confort dans la vie quotidienne (préparation des repas, installation du campement, transport, traduction…) : Wendsn chauffeur, Luele chauffeur du piano, Tateke, chauffeur du bus, Amnele chauffeur du 4X4 frigo/cuisine, Habtamu (ou Hamtou) frère d’Abéjié pour la logistique, Hilu le chef cuisinier et Damhu le cuisinier.
Petit à petit des liens se sont tissés avec eux.
Hubert , notre caméraman, commence les interviews de l’équipe d’organisation :
Hilu, chef cuisinier, fait tout le séjour avec nous. Il cuisine depuis 8 ans pour des voyages et c’est la deuxième fois qu’il travaille avec Abéjié. Il vient de Danaké dans l’est de l’Ethiopie. Il n’a pas pu nous accompagner dans les villages pour pouvoir préparer les repas.La caravane, cela lui parait un peu étrange mais il est heureux d’y participer et de découvrir le piano qu’il ne connaissait pas.
Marcos, responsable du campement, fait des études de biologie. C’est un Ari et cela lui a fait très plaisir que la caravane se rende dans son village, car ce n’est pas courant. Les villageois étaient aussi très contents de notre venue.
Tateke, chauffeur du bus est également étudiant dans le domaine du management. Tous les caravaniers sont ses amis. IL est heureux de les aider quand il est sollicité. Pour lui aussi le piano c’est quelque chose de nouveau, comme l’accordéon et la guitare car d’habitude les visiteurs ne viennent qu’avec leur appareil photo. Les gens sont amusés en voyant ces instruments qu’ils ne connaissent pas.
Cela fait dix jours maintenant que la Caravane amoureuse est en Ethiopie. Un bon millier de kilomètres parcouru, la plupart du temps réalisé sur des routes de montagne en pierrailles défoncées et des pistes boueuses truffées d’ornières rendant le parcours difficile, même pour un 4X4. Alors imaginez ce voyage pour un vieil autobus dans lequel se trouvent les 30 caravaniers et imaginez pour mon piano ½ queue, sanglé dans la remorque du pick-up Toyota…
Pour protéger l’instrument, Bassam, le logisticien de la
Caravane, Roger, un caravanier, et Robert, l’accordeur, construisent une structure en bois avec quelques planches de fortune et trois vieux pneus. Ils font tout pour que le piano ne soit pas bringuebalé quand nous roulerons sur les pistes, hélas, celles-ci sont tellement défoncées que le ½ queue remuera en tout sens dans la remorque du véhicule… Je suis inquiet pour mon Yamaha. De plus la météo est capricieuse, nous subissons beaucoup de pluie, nous traversons des bancs de brume très humide et quand le soleil se montre, très vite s’installe une chaleur lourde et étouffante. L’instrument n’a que sa housse et une simple bâche comme toute protection… Va-t-il résister à tous ces traitements de choc ? Alors qu’en France l’été s’éternise, nous, à quelques degrés de l’équateur, ô grand paradoxe, le soir et le matin, nous avons parfois froid ! Certains d’entre nous, en plus des problèmes intestinaux, se sont enrhumés. Sans aucun doute, les organismes sont secoués, les longs trajets secouants, les nuits courtes, les orages sous tente, la pluie, les infiltrations mouillant matelas et habits, les cris en pleine nuit des chèvres, vaches et ânes… Avec ce traitement, une sérieuse fatigue commence à se ressentir dans le groupe. Mais nous avons une bonne couverture médicale avec Monique (infirmière) et Marie-Claude (médecin)… Et Abéjié, notre guide, avec toute son équipe, chauffeurs, cuisiniers et les monteurs des camps, sont tous là à notre service, faisant au mieux pour que nous ne manquions de rien. Quoi qu’il en soit, malgré tous ces aléas, ce voyage est exceptionnel. Les heures de piste sont toujours récompensées par la découverte de ces peuples étonnants, pour certains encore proches des origines de l’humanité… Mais contrairement à ce que nous avions pensé, nous ne sommes pas les seuls à faire ce périple. C’est un parcours connu en fait, exploité par de nombreux tour-opérateurs éthiopiens… Beaucoup de touristes nous ont précédés et sur les pistes que nous empruntons, les seuls véhicules que nous croisons sont, soit des camions bennes énormes, soit les 4X4 de touristes. Ces tribus, pour ces tour-opérateurs, c’est un business. Les Toyota, Nissan Patrol, Land-Rover, remplis de Farenji (le blanc) traversent toute l’Ethiopie, pour rencontrer du primitif, du bien sauvage, nu peinturluré et scarifié… La plupart des touristes font deux, trois heures de piste défoncée pour rester quinze à vingt minutes dans un village, juste le temps de faire quelques photos avec une Mursi à plateau ou un Karo nu debout sur ses échasses et hop, le convoi s’en va vers une autre tribu… Nous assistons surpris à une consommation de l’autre sans rencontre, sans histoire, sans sens. A chaque photo, les villageois tendent la main et attendent la piécette. Quelle mascarade ! Triste réalité à laquelle nous nous trouvons confrontés. Face à ce nouveau zoo des temps modernes, nous restons perplexes. N’y aurait-il pas là une volonté d’involution forcée de ces peuples pour gagner de l’argent à leur détriment ? Ne serait-ce pas un retour en arrière, du temps de la foire au début du vingtième siècle en Europe, qui montrait aux badauds des humains différents en les exhibant comme des animaux ni plus ni moins… Quoi qu’il en soit, quand les gens des tribus voient le Farenji, ils ne que voient l’argent qu’il peut donner, ils ne voient pas son cœur… A cause de ce genre de tourisme sans conscience, ces peuples ont été transformés en mendiants. Nous allons tenter avec la Caravane amoureuse de tisser une autre relation. Allons-nous y arriver ? C’est certain, ce ne sera pas simple. Le Farenji, c’est celui qui prend et qui doit donner en retour. Ça ne peut être autrement. Les tout-petits eux aussi mendient, soit en dansant, soit en chantant. Tout le monde quémande, c’est la règle avec le blanc. Et moi qui pensais que le piano allait déclencher facilement l’ouverture des cœurs… Malgré tout, sur le moment, lors des 4 mains sur le clavier, la joie est là, c’est certain une relation se crée, proche de l’intime parfois. Que c’est bon quand le rire se partage et quand les yeux cherchant le regard de l’autre disent : « je te vois ». Oui, dans ces instants-là, la magie est là, générée par l’improbable rencontre de qui nous sommes, rendue possible parce que le désir de l’autre est là… Mais voilà, cela ne dure que le temps du jeu, dès que la musique s’arrête, je vois la personne se transformer, la joie disparaît, le regard se ferme et la main se tend vers moi : « Give me money, five Birr (20 cents)… » (Birr : monnaie locale) Alors je lui réponds sur le ton de la plaisanterie : « No ! You, give me money… You play piano with me, now you pay. » Le plus souvent ils sont décontenancés par ma répartie… Ils ne comprennent pas que je les taquine. Et effectivement, ils ne peuvent nier que quelque chose à été reçu, un quelque chose de plus fort que l’argent… Mais ils sont tellement conditionnés à vivre ainsi, rien à faire, ma couleur de peau les ramène à prendre la posture du mendiant… « Dollars, Euros ? Give me money » Mais leur demande se fait avec moins de conviction et très vite ils lâchent l’affaire. Certains descendent déçus de la remorque à piano le cœur fermé, mais pour la plupart, malgré leur frustration de ne pas recevoir d’argent, c’est de la gratitude qu’ils éprouvent. C’est certain, grâce au piano et à la présence ouverte et empathique des caravaniers, même si elle est fugace, la rencontre se fait avec les éthiopiens des villes et les différentes tribus. Oui c’est peut-être peu mais c’est mieux que rien…
Et les caravaniers se donnent dans cette histoire, certains se griment en clowns, (Soizic, Jean-Marc et Georges) Janick sort sa guitare et chante et surtout sait ouvrir très grand ses bras, elle n’est pas la seule d’ailleurs à le faire, presque tous les caravaniers, attrapent, enserrent, câlinent et c’est super à voir… Chantal avec son accordéon fait des miracles ! Les faiseuses de bulles avec Brigitte et Sylvie entourées d’enfants fascinés par ces petites balles de savon multicolores qu’ils s’empressent d’éclater avec leurs doigts… C’est génial la Caravane amoureuse ! C’est un essaim de joie qui sème partout son miel… D’ailleurs ce groupe il est super. Trente personnes qui ne se connaissaient pas au départ, qui se sont découvertes lors des trois réunions préparatoires données au Domaine chez nous (ma femme et moi) en Charente. Aucun conflit majeur, beaucoup de joie, des petites réflexions parfois mais qui sont tout de suite tournées vers l’humour, non pas celui qui se fait au détriment de la personne, mais celui qui distancie la personne d’elle-même lui permettant de prendre un recul à la fois salvateur et riche d’enseignement.
Chez la plupart des femmes des tribus, la souffrance est là, chez les Karo et les Konso, elle est visible sur leur corps marqué parfois mutilé, celles qui subissent la flagellation pour les Hammer, celles qui ont les lèvres coupées et les dents du bas enlevées à coups de pierre pour les Mursi, celles, toutes tribus confondues, qui portent lourd en marchant des heures nu-pieds sur des pistes à la fois boueuses et brûlantes, à la fois coupantes et glissantes, plantent, coupent et taillent, cuisinent et élèvent… Et pourtant avec tout ça, ces femmes restent debout et souriantes, fières et belles, et même si avec les années et le dur labeur, leur dos s’est cassé, une droiture est là. Dans leur regard, une dignité mystérieuse venant sans doute du fait qu’elles ont accompli sans jamais se plaindre toutes ces tâches et ont assumé dans le même temps, sans faiblir, la tâche la plus sacrée qui soit : enfanter… Et avec le piano, là encore à chaque fois, j’ose tenter la rencontre, le regard est furtif mais mon Dieu qu’il parle ! Dans les yeux de beaucoup, je lis la curiosité et parfois du désir… Même s’il est impossible, l’amour s’exprime dans l’imperceptible frottement des corps, dans la tendresse silencieuse de nos mains qui se croisent sur les touches. Je n’oublierai jamais l’émotion à peine dissimulée chez cette vieille femme Mursi à la lèvre pendante sans plateau qui, à la fin de la musique, a osé deux bisous délicats sur mes joues et, finalement, a posé sa tête sur mon épaule comme si j’étais un reposoir inespéré. Le temps d’un instant, un abandon inattendu et bouleversant… Et les hommes, intrigués par cet instrument énorme qui fait des sons inconnus lorsque l’on appuie sur ces bâtons blancs et noirs qu’est le clavier… La seule façon de les prendre ces hommes, c’est par le rythme, un rythme simple, binaire, facile, basique… Quand la tête commence à se balancer, c’est bon. Un berger chargé d’une besace et d’un fusil grimpe dans la remorque… Je l’aide à monter en prenant à la fois son sac et son arme. Je pose avec soin le sac dans la remorque, et mettant sa kalachnikov entre mes jambes, je me mets à jouer. Aussitôt il me rejoint en jetant ses doigts n’importe où sur le clavier… Je l’accompagne joyeusement et m’extasie de voir son visage irradié de plaisir à jouer avec moi… Tout est étonnant, surréaliste dans ce pays. Nous sommes non loin de l’équateur et il fait froid, il pleut beaucoup et tout d’un coup il fait très chaud. En pleine montagne des lacs, immenses comme des mers, et dans ces mers des crocodiles et des hippopotames. L’Afrique ami, l’Afrique par sa démesure est merveilleusement irréelle…
Marc